mardi 17 mars 2015

Like a homo

J'arrivai à peine chez Laurent.
19h45.

J'avais un quart d'heure de retard. C'est marrant, quand je vivais à Lyon, j'entendais parler du fameux quart d'heure lyonnais. Quand j'étais à Tours, c'était le quart d'heure tourangeau...

Mon quart d'heure français et moi-même arrivâmes donc devant la grande et grise bâtisse où habitait Laurent. C'était un immeuble sinistre, sans âme et sans vie, où les gens, probablement, n'occupaient leurs journées que de deux façons: baiser, parce qu'ils s'ennuient à mourir, et dormir, pour la raison précédente.
Il y avait plus d'antennes paraboliques que de vêtements ou de pots de fleurs aux fenêtres. Sûrement parce que dans ce genre de coins, on se sent tellement étranger à tout qu'on garde tout ce qui nous rattache à l'extérieur dans nos quatre murs, avec une ironie qui défie toute concurrence.

C'est ce genre de bâtiment qui "sentent bon les épices", comme disent les politicards qui les ont fait construire, sans évidemment qu'ils y aient mis les pieds une seconde. En guise d'épice, ça sentait surtout les poubelles et l'urine.

Le nez dans mon col roulé, je pressai la touche de l'interphone et caressait son nom, négligemment. Un geste presque infantile, répétitif, quasi inconscient. Et quand il eût ouvert la porte, j'en profitai pour regarder mon reflet dans la véranda.
Ce soir, tu vas mettre le paquet, mon grand. Ce petit cul, il est à toi, et tout ce qu'il y a autour aussi.

On s'était donné rendez-vous chez lui pour une petite soirée jeux vidéo entre garçons. Entre deux garçons. Je m'imaginais que ça devait être un signe de sa part, un rapprochement tacite. C'est mon problème, mon imagination va toujours largement au-delà de la réalité.

Après avoir monté les quelques marches qui me séparaient de son appartement, je passai la porte de chez lui, le sourire aux lèvres. Ça sentait bon la farine, l'huile et l'arrabiata.
"Hey, salut le Rital", lançai-je en guise d'introduction.
"Ah, salut. Dis donc, je ne t'attendais plus, toi", reprit-il dans un sourire taquin. Je savais très bien qu'il n'aimait pas les retards, mais j'étais son meilleur ami: j'avais pour ainsi dire tous les droits.

Pendant qu'il terminait d'égoutter les pâtes maison qu'il venait à peine de cuire, je racontai mes déboires de la journée, il me racontait les siens. Puis on se mit à table, dans le salon. Les pâtes fumaient encore quand il posa le plateau sur la table de la salle à manger, et aussitôt après, Laurent remit le son de la télé. En bon célibataire, il n'appréciait que peu le silence de longue durée, alors la télévision laissait toujours un fond sonore, une compagnie qu'on écoute plus qu'on ne la regarde. Il faisait également partie de ces jeunes hommes middle-class qui sont devenus accros à l'information sous toutes ses formes. Flux RSS, chaînes en continu, JT, il conjuguait l'actualité au présent progressif, et parfois même au futur proche.

La présentatrice du journal télévisée, Laurence Ferrari, apparut dans un mélange de brushing lissé et de professionnalisme. L'air grave, elle annonçait du bout des lèvres les principaux titres.

"Ah, cette Laurence. Je la baiserais mal, mais je la baiserais bien quand même", me fit-il en appuyant un clin d'œil complice.
J'acquiescai doucement. En réalité, je n'étais pas spécialement d'accord avec lui. Voyez-vous, Laurence Ferrari n'est pas vraiment mon type. Je les préfère avec moins de seins, et plus de pomme d'Adam.
Et plutôt que Laurence, moi mon type, c'est Laurent.

Je lui rendis malgré tout son clin d'œil et son sourire en guise de monnaie: en dépit de nos années d'amitié en commun, je m'étais toujours refusé de lui avouer que j'étais gay.

L'animatrice épluchait les différents sujets du jour, et en premier lieu ce soir, les manifestations à Paris: elles avaient pris une ampleur démesurée, et le Premier Ministre ferait une allocution sur le plateau en direct.
À peine élu, François Hollande avait décidé de légaliser le mariage pour tous, et des centaines de milliers de personnes, dans toutes les villes de France, entendaient bien le transformer en mariage pour personne.
"Pfff, commença Laurent. Regarde dans quel état ils vont nous foutre la pays..."
"Ouais, c'est clair, confirmai-je. Même pas trois mois que l'autre est au pouvoir, ils commencent déjà à foutre la merde."

À ma grande surprise, Laurent ne repartit pas tout à fait dans ma direction.
"Mais qui fout la merde? Attends, deux mecs ou deux nanas qui se marient. Et quoi encore? Une cérémonie avec des collants roses et une pièce montée en forme de godemiché?

Je n'arrivai pas à croire ce que je venais d'entendre. Les représentants de la Manif Pour Tous, ou Manip Pour Tous comme je préfère l'appeler, tenaient des propos abjects, et j'entendais les mêmes de l'autre côté de l'écran, provenant d'une bouche que je voulais embrasser un an auparavant.

Ce soir les épices arabes eurent le goût du fiel, et je sentis qu'une amitié de plusieurs années ne prenait pour chemin que l'effondrement dans les sables mouvants de l'obscurantisme.

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