vendredi 7 mars 2014

Souvenir de grand-père

Ce matin ressemble à tous les autres matins. Je me souviens encore de tous mes matins. Je ne sais pas encore pendant combien de temps je pourrai le faire, alors je savoure. Je saisis mon pantalon, qui devient de plus en plus difficile à enfiler. Ah, le marché aux puces de Saint-Ouen, où on trouvait de tout et pas cher, tous les jours. Je crois qu'aujourd'hui c'est un entrepôt d'ordinateurs rétiniens qu'on trouve à la place.
Ah, justement, l'ordinateur. C'est une drôle de machine, ça. Depuis mon plus jeune âge j'en utilise, et je me suis toujours demandé : quelle sera la suite de cela? Au nom de quoi aurait-on pu dire un jour, "non, c'est dépassé"? Comme si naïvement, sous prétexte qu'on entrait dans le 3è millénaire, la technologie s'arrêterait de progresser. Comme si, grâce à cela, je serai pour toujours, comme on disait à l'époque, "dans le coup". Maintenant je suis moi-même celui dont je me moquais à son âge. Les gens aujourd'hui payent avec leurs empreintes digitales, communiquent avec leurs yeux et téléphonent...ah tiens c'est vrai, ils ne téléphonent plus. Il n'y a que les gens de mon âge qui utilisent encore leur voix.
Ah, cette odeur de café dans la cuisine. Ça, bizarrement, ça n'a pas changé. Aujourd'hui il y a une machine qui fait tout à boire et à manger dans la maison, mais j'ai l'impression que les gens, quels qu'ils soient, iront toujours boire le café le matin dans la cuisine. J'apprécie toujours autant ce moment de solitude, à l'abri du bruit et de la foule, loin de la chaleur étouffante du dehors. Je me souviens d'un temps où on pouvait aller faire ses courses en été, on pouvait sortir, tout simplement. On allait faire les commissions et on s'attardait dans des "supermarchés", ancêtres des wink-shops d'aujourd'hui, où l'on règle soi-même ses courses du coin de l'œil, et où on paye en clignant des yeux.
... C'est drôle, ça, cligner des yeux. Ça me rappelle ma série favorite de ma jeunesse : Doctor Who. Il y avait un épisode où le Docteur nous disait de ne pas cligner des yeux. Et dire que l'année dernière, on aurait fêté les 100 ans de cette série... mais rien ni personne ne dure cent ans de nos jours.
Vraiment, ce matin ressemble à tous les matins. Je compare chaque élément du temps présent à celui du temps que j'ai connu. Parce qu'aujourd'hui comme hier, je me sens étranger à ce monde. Comme si j'avais été propulsé dans la mauvaise époque, comme si tout à coup, le monde autour de moi avait décidé de changer de sens, les boussoles d'indiquer le sud, et les chats de voler.
Ah tiens, Estelle sonne à la porte. Ma meilleure amie.
Depuis 55 ans.
...
Finalement, il est quand même vivable, ce monde.

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