lundi 17 mars 2014

One Chance - Partie 1

Onze heures.
Les quais étaient particulièrement surchargés de monde. A cette heure de la journée, le 24ème arrondissement de Paris peut atteindre des chaleurs insupportables. Il est impossible de faire le moindre pas sans se chevaucher, chaque action prend dix secondes à faire puisque la ville, la rue, le quartier, le trottoir est surpeuplé. Partout, dans le bâtiment, retentissaient les slogans de la Firme et de son Gérant, fraîchement reconduit par les plus hauts gestionnaires financiers du pays.
L'hypertrain de 11h05 arriva à Paris avec dix minutes de retard. Depuis l'apparition des hypertrains en 2230, les voyageurs n'arrivant pas à l'heure sont assez rares, mais cet hypertrain avait un visiteur particulier qui justifiait de son statut de retardataire.
Au milieu d'une foule grouillant sur le quai, isolée dans un des seuls scaphandres libres de la gare, Dolores Sangani guettait d'un œil la "sortie de l'hyp", comme elle avait convenu avec son compagnon. D'un œil uniquement, puisque son rétinécran lui permettait de suivre en parallèle l'évolution de ses données numériques. Elle suivait pèle-mêle les informations, les nouvelles de ses amis et du monde, et avait l'air autant amusée que concentrée sur ces données.
Les premières canicules de mai arrivant, elle avait détaché ses cheveux roux et sorti sa jupe verte d'été, ce qui faisait ressortir encore davantage ses yeux turquoise. Elle avait fait en sorte d'arriver très en avance sur le quai, pour trouver un scaphandre d'accueil disponible, et éviter la cohue de la fosse gratuite en tête de voie.
Son visage s'illumina d'un coup quand Stelio fit son apparition par la porte principale de l'hypertrain. Il était semblable à tous les hommes du XXIIIème siècle: très grand, brun, mat de peau et bronzé en permanence, vêtu de manière quasi unisexe, et d'ailleurs, sa pomme d'Adam hypertrophiée était le seul détail qui trahissait son genre. Il s'avança vers Dolores, lui tomba dans les bras. Depuis que le trajet entre Rome et Paris avait été réduit à une heure, les allers-retours devenaient plus fréquents entre elle et lui, mais il s'efforçait de recréer à chaque fois qu'il lui disait bonjour la magie du premier rendez-vous.
Ils s'efforcèrent tous deux de quitter ce lieu surpollué au plus vite, sans dire un mot, et quand ils furent à l'abri du vacarme de la foule, Dolores prit la parole :

" Comment te sens-tu?
- ...ça pourrait être pire. Tu sais, j'ai eu des années pour m'y préparer.
- Tu dis ça comme si c'était perdu d'avance. Le travail que tu as accompli à Rome risque de changer la face du monde à jamais.
- ...Il y a des chances, conclut Stelio d'un air à la fois désabusé et inquiet.

Après un sandwich vite croqué dans un point chaud, assourdissant et irrespirable, Dolores et Stelio se rendirent dans le quartier Vincennes vers 13h. Ils avaient rendez-vous au Keylab de Logopolis, le laboratoire où travaillait Stelio depuis dix ans déjà, et qui avait un immense amphithéâtre dans Paris.
Stelio devait y tenir une conférence sur les dernières avancées de son équipe de travail, qui avait tout prévu. Le visage de Stelio avait changé depuis l'entrée dans le Keylab : il affichait désormais un maintien assuré, et un air très sérieux. Les inquiétudes du déjeuner avaient laissé place à une assurance certaine, celle que l'on trouve chez les hommes qui sont payés pour faire, et non pas chez ceux qui sont payés pour dire, et encore moins ceux qui sont payés pour être.
5000 scientifiques étaient présents pour assister à cette conférence, et à chaque siège étaient attachés des dizaines d'écrans de toutes origines, pour retransmettre l'événement à travers la planète entière.
Après les formalités et les présentations d'usage, Stelio finit par prendre position devant le micro.

"Mes chers amis,
Notre monde va vivre une véritable transformation. Un changement comparable à la Révolution Industrielle que nous avons connue il y a quatre siècles. L'Histoire va être marquée à jamais, comme elle le fut lorsque le Moyen-Age fit place à la Renaissance, nous entrons dans une nouvelle ère, l'ère de l'homme bionumérique. Nous allons connaître une révolution biologique sans précédent, quelque chose d'inédit dans l'Histoire des Hommes. En effet, avec l'équipe de Logopolis Roma, nous avons créé une molécule numérique contenant tous les anticorps humains connus de ce monde. Les tests que nous avons effectué nous permettent d'affirmer que cette molécule peut être considérée comme un remède efficace à toutes les défaillances du système immunitaire humain. Vous l'aurez compris, les cancers, virus et autres maladies nucléaires ne seront plus que des mauvais souvenirs dans quelques jours. Cette molécule, nous l'avons appelé One Chance".

Et sur l'immense écran derrière lui, on pouvait lire en lettres non moins immenses ces deux derniers mots, dont l'élan d'espoir se ressentait jusque dans l'assemblée présente qui ne pouvait retenir ses embrassades et ses cris de joie.
Stelio termina son discours en expliquant que dès le lendemain, des prises de ce médicament révolutionnaire seront organisées à travers le monde afin de commencer une éradication pure et simple des nouvelles épidémies d'oxyrite qui s'étaient déclarées six mois plus tôt, sur les six continents. Et enfin, une surprise attendait les différents privilégiés présents dans l'amphithéâtre: une dose de One Chance était prévue pour chaque personne,  à administrer immédiatement. La molécule était composée de milliards de bactéries contenant chacune un programme informatique, et par un système de biométal, venant se loger directement dans le système nerveux central, pour reproduire le fonctionnement du cerveau et découler dans les organes malades en cas de contamination.
La fête battait son plein. Stelio était convié à donner des interviews dans toutes les langues connues. Il vagabonda de ville en ville, avec Dolores à son bras, rayonnante, qui ne comptais plus les moments où elle criait de bonheur devant la nouvelle popularité acquise de son compagnon.
La soirée approchant, il fallait raccompagner Dolores chez elle, alors les deux amants prirent la direction de Montmartre, où elle habitait. La nuit tombant, la chaleur était retombée et on recommençait à respirer sans masque dans la ville, et à pouvoir emprunter les rues sans bousculade.
Bras dessus bras dessous avec Dolores, Stelio lui lança :
"Alors, tu te sens mieux depuis cette après-midi?
- Oui! Mais ce n'est pas dû à ta molécule, mon amour.
- ... Tu avais raison.
- Comment ça?
- Je crois que je vais changer le monde."
Dolores éclata de rire et l'enlaça vigoureusement. Puis elle rit, encore, à gorge déployée, alors qu'elle arrivait devant son appartement.
"...Tu veux...monter? " demanda-t'elle, d'un regard qui en disait beaucoup plus.
D'un mot qui en disait beaucoup moins, Stelio la rejoignit dans son joli studio parisien. Il était presque 23h, et les bruits lointains de la ville-lumière se faisaient plus rares. Les deux jeunes amoureux ne se quittaient plus: Dolores était resplendissante, et était décidée à faire fondre Stelio de plaisir. Sans même prendre le temps d'allumer la lumière, elle le plaqua contre le mur, et l'embrassa de tout son corps. Leurs mains et leur langues se cherchèrent dans la pénombre quand le rétinécran de Stelio se mit à clignoter et à émettre un son curieux.
"Enlève-le, gémit Dolores tout en caressant le torse de Stelio sous sa chemise.
- Attends une minute, c'est le boulot. Qu'est-ce qu'ils me veulent à cette heure?
- Mmh. Ils veulent te féliciter...Et moi aussi. Viens, je sais exactement comment je vais m'y prendre...
- Oui, j'arrive dans une minute, ma douce. Ne bouge pas."

A moitié débraillé, Stelio fila dans la salle de bains, et activa son fil de messages: sa boîte interne était pleine de messages. Stelio marqua un temps d'arrêt: près de 50 messages en moins d'une heure, c'était alarmant. Il choisit l'option vidéo sur son scanner pour entendre les différents enregistrements.

"Stelio, c'est Dusan. Viens de toute urgence à Logo. On a fait une connerie."
"Tu es là? C'est Antonio. C'est horrible, nous avons tous merdé. Viens vite!"
...il prit à peine le temps d'écouter en diagonale les autres messages de collègues, tout aussi catastrophés. Il y avait même une intervention de Livio Logo, PDG de Logopolis Roma, qui lui intimait de se déplacer à Rome dans les plus brefs délais.
Stelio fit un pas de recul : que pouvait-il bien se passer sur son lieu de travail?

"Stelio...?" La voix de Dolores résonnait à travers la porte de la salle de bains.
Dans la précipitation, il ouvrit la porte, et poussa un grand cri.
"Dolores !! Mais...qu'est-ce qui t'arrive?"
- Je ne sais pas... j'ai soudain un terrible mal de tête."

Le nez de Dolores était en sang, comme si elle venait de prendre un uppercut en pleine tête. Ses yeux s'étaient également teintés de rouge.
"Aïe...Stelio....j'ai mal...!
- Ne t'inquiète pas, Dolores, ça va aller. Je suis là.
- C'était qui aux lentilles?
- C'est le boulot, une affaire urgente à régler. Je dois filer à Rome.
- Maintenant? Mais c'est de la folie! Aïe....Stelio, ça fait affreusement mal!"
Sur cette dernière phrase, Dolores cracha un filet de sang par sa bouche, et se recroquevilla contre le lit, pour finir à genoux, puis posa ses mains au sol.
- Stelio...je ne me sens pas bien...ne me laisse pas...!
- Je n'en ai pas pour longtemps. Je vais faire venir un docteur tout de suite, je dois vraiment partir.
... Dolores?"
Toujours à quatre pattes, Dolores releva la tête et sans dire un mot, regarda droit dans les yeux son homme, apeuré par son visage déformé par la douleur.
- Ne me laisse pas. Je...Je..."
Ses yeux se révulsèrent d'un seul coup, et elle s'écroula en poussant plusieurs cris de douleur.
Stelio, à cet instant, repassa toute la journée en revue : la gare, le sandwich, le Keylab, le parc, le lit, les messages de Logopolis...tout cela allait trop vite. Il fallait agir d'urgence.
Il utilisa la fonction téléphone de son rétinécran pour appeler un médecin de garde, et reprit sa veste.
Stelio se mis à repasser devant ce lieu qui, il y a quinze minutes à peine, symbolisait tant de bonheur, et désormais représentait la panique, la peur, l'urgence. Les arbres synthétiques redevinrent tout à coup synthétiques avant d'être arbres, les affiches du Gérant reprirent leur air superficiel, et la gare vers laquelle il fonçait à toute vitesse perdait son image magique du matin même pour redevenir un lieu où l'on se presse, où tout paraît trop lent, trop mal fait, trop inutile, et toujours trop fermé.


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