vendredi 7 mars 2014

21h34 - (2008->2009)

Le contexte est simple. Une semaine de janvier habituelle dans Paris. Et pourtant, il n'y a pas si longtemps, imaginer ces mots aurait été mentir, et les prononcer encore pire, absurde. Tout est calme autour. Magda prépare le dîner pour Joseph, qui joue avec son grand frère de 12 ans. Le quartier est paisible, les fines goutelettes de pluie s'abattent sur les fougères qui bordent ma fenêtre. La nuit commence à peine à tomber, donnant au ciel une allure rosée teintée du gris des nuages. Cela annonce du mauvais temps pour demain, je ne dois pas être un poète.
Pourtant, ce calme est simplement un juste retour des choses : il y a peu, tellement de perturbations sont venues remuer mon quotidien qu'après tout, on a décidé de compenser par cette quiétude ennuyeuse. Et c'est maintenant cela qui m'insupporte. N'est-ce pas étrange de ne jamais aimer les extrêmes, quand on en est un soi-même ? Extrêmement susceptible, extrêmement sensible, et extrêmement maladroit et paresseux. Comme si le destin, ou une autre force, m'avait fait comprendre qu'il faut savoir jouir du malheur, à défaut de retrouver quelque chose d'encore moins amusant de l'autre côté de la ligne.
L'an dernier ma mère et ma soeur se sont suicidées, j'ai quitté l'école où j'étais depuis près de deux ans. Rien de tout cela ne m'avait été imposé. J'ai toujours eu la possibilité de choisir le chemin à prendre, et j'ai choisi le mauvais à chaque fois. Car plus les choses avancent, plus je me dis que rien de tout cela n'aurait été vrai si je n'avais pas déclenché la première erreur. C'est aberrant, finalement, que ce soit toujours le dernier maillon de la chaîne qui trinque pour une succession d'erreurs et de mécontentements.

Quitter cette école était déjà un processus compliqué en soi. Mais, et je ne m'en explique pas la raison, je l'ai perçu comme très simple. Comme si je n'avais pas appris à ressentir, comme si les émotions ou l'intensité des choses essentielles n'avaient aucune influence sur moi. Les choses futiles, ça oui : la difficulté à se sortir du niveau le plus long d'un jeu se conçoit bien. Les percussions très répétitives de la batterie, sur un morceau de musique, ça se sent facilement. Mais qui s'en soucie, au fond ? On ne me demandera pas dans un entretien d'embauche le nombre de bpm que l'on entend sur le dernier titre d'Epica. Savoir terminer un temple dans un RPG ne me sera d'aucune utilité dans ma vie conjugale et sociale. C'est ça, au fond : je suis un homme du futile, un futiliste. Je n'existe que quand il s'agit de jouer, ou d'écouter, et tous les autres sens sont en sommeil.
En tant que futiliste, j'ai la capacité de prévoir l'avenir, et de me rappeler du passé. C'est un pouvoir qui me permet de survivre, en impressionnant les ignares de ma mémoire à long terme. Seulement, je vais me soumettre à ce qui doit se passer, parce que ça doit se passer. Les futilistes agissent tous ainsi. Ils ont la faculté de lire le futur, mais incapables d'agir dessus. Des extralucides de l'au-cas-où. Je savais pertinemment que cette école était une excellente opportunité : j'ai goûté au vertige des gros chiffres, des salaires mirobolants dans moins de trois ans pour vous messieurs, et des soirées branchées parce qu'on en est. Mais ici encore, la procédure est tristement la même. Ces vertiges sont faits pour ceux qui ne les sentiront pas comme une fin en soi, qui passeront très vite au stade où ces vertiges seront les sensations de tous les jours, en attendant d'obtenir d'autres phénomènes de sensations qui les balaieront, et ainsi de suite. Au lieu de ça, les autres, vont prendre énormément de temps pour apprécier le vertige. Chaque virage de l'esprit sera étudié, par fausse minutie. Vouloir faire précisément les choses pour...faire précisément les choses en fait, rien de plus. Aucune projection dans l'avenir. Réussir le premier coup parce qu'on ne sait pas s'il y aura un deuxième.
Toute la chose réside dans cette notion de certitude : savoir qu'il y aura un deuxième, puis un troisième. Faire le travail en exactement trois fois parce qu'on sait diviser un tout en trois parties égales. Bénin en apparence, mais au-dessus de ce que j'ai pu faire en deux ans à Fontainebleau, où se trouvait l'école en question. Apprécier d'être dans la future élite comme si on était déjà dans l'élite, voilà ce que je savais faire, ignorer les étapes sans même prendre le temps de les brûler. Pourtant, on m'aidait, rien qu'en insinuant que nous serions la future élite de la nation, mais j'avais prévu qu'en tant que membre de l'élite, je devais ignorer les conseils et me faire tout seul.
Donc finalement, ces vertiges ont été très brefs, deux ou trois mois, tout au plus. Le reste a été une prise de conscience perpétuelle du temps perdu, suivie d'une prise de conscience du temps perdu à prendre conscience.

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PRISE DE CONTACTS


Bonjour !
Voici, chère Joséphine, un exercice qui devrait te prendre quelques minutes. Un bon quart d'heure est nécessaire. Je t'ai joint des fiches de cours et un problème, si tu as le temps et l'envie...

A jeudi,
Michaël.



C'est génial. Impeccable. Cliquer sur Envoyer...OK. Super, cet e-mail. J'ai vraiment l'air d'un prof. C'est court, direct, avec des recommandations, sans non plus être froid. Je suis fier de moi. J'aurais pourtant tellement envie de lui dire plein de choses : je suis prof, je m'en gargarise. Je suis son pygmalion, c'est plaisant.

Joséphine Dorsas est mon élève. Elle est en première au lycée Louis-Philippe de Fontainebleau. Je garderai toujours en tête le souvenir de notre première rencontre.
J'ai entendu parler d'elle par Ihab. Un type agréable, Ihab. Il a le côté impertinent mais correct que j'aime chez un homme. Et puis son meilleur ami a le même prénom que moi. Je n'y peux rien, mais ça le rend unique. Dans cinq ans, c'est ce que je retiendrai de lui encore.
Elle habite à Samois, << juste à côté de l'école >>, disait Ihab. Effectivement, en voiture on y est en cinq minutes. Mais la Seine-et-Marne est tout sauf un plat pays, et surtout cette pente de Samois. La mère de Joséphine m'avait fait une description très sommaire de l'itinéraire : je n'ai pas voulu en savoir plus, car je suis le prof. C'est moi qui assure, et même à la rigueur, l'itinéraire, je peux le trouver tout seul. Alors dans les conseils de la mère, mes acquiescements sont discrets, et laissent presque entendre un agacement. En réalité, je bois ses paroles, et me dis que je ne trouverai jamais. J'arrive dans la ville une demi-heure avant le rendez-vous. << Parfait >>, me dis-je. On poursuit la dynamique d'éblouissement. Mais le lampadaire de mon éblouissement avait quelques soucis de maintenance ce soir-là. Je me trompai de chemin une fois, puis deux, puis transgressai la règle d'or dans ce cas : j'ai demandé au passant. Au passant, je précise, parce qu'en plus d'être loin, c'est paumé comme coin. J'arrive finalement à 18h02, donc très légèrement en retard. Pendant les quelques mètres qui me séparent de l'entrée de la maison, je savoure. C'est le moment que je préfère. On sait qu'on va arriver au but, mais on y est pas encore. Alors on peut préparer l'avenir. Changer le passé proche comme il nous conviendra, puisque les gens ne nous connaissent pas. Pas de risque d'incohérence, le baratin a quartier libre ce soir.
Une adorable jeune femme m'ouvre la porte. La suite se passe de commentaires: cours, apprentissage, et surprises. Surprise de la beauté de cette enfant, surprise de sa voix si mûre, surprise de l'absence de difficulté de cette élève... Joséphine restera toujours mon élève favorite, comme la seule que je n'ai jamais réussi à cerner.

Je m'impliquai donc énormément dans les cours avec cette élève, en mettant de côté mes pulsions de frustré. Nous sommes le 12 mars 2007, il est 11h27 et j'envoie cet e-mail en toute insouciance. 

C'est lundi. Une nouvelle semaine commence. Ou plutôt devrais-je dire, une avant-lassitude commence. Je suis un petit étudiant dans une grande école, et le temps m'ennuie. Je suis un futiliste, qui a besoin que tout s'illumine, comme un jeune enfant. Tout le week end je besogne dans un restaurant, et j'attends le lundi pour retrouver mon école. Arrivé au mardi, je besogne dans mon école et trépigne d'impatience devant le week end si lointain, pour retourner à Paris dans mon petit fast food adoré. Il me faudrait sept vies dans la semaine, ou même quatorze. Mais le grand Descartes a dit << changer mes désirs plutôt que l'ordre du monde >> alors je me contente du quatorzième de l'idéal.

La dernière quinzaine, justement, fut la plus représentative de mon année ici. J'ai dû venir en cours deux ou trois fois, quand la présence était contrôlée. Car là est la réussite des futilistes, qui savent s'entourer d'autres allumés de l'inutile pour être plus forts, et éviter les sanctions du monde pensant. Mais ce monde pensant m'a mis un grave avertissement : malheureusement, je n'ai pas été assez malin pour tout éviter, et des absences se sont vues. La prochaine absence verra comme conséquence une sanction : une expulsion. Mais dites-moi, madame la Directrice, vous voyez où je suis ? Je suis dans un donjon, prêt à jouer à mon jeu favori. Où suis-je ? Sur une vaste pelouse verte, jouant au football avec une quinzaine de crétins qui en font leur distraction, et non leur consécration. Est-ce que ça ressemble à un bureau ? Est-ce que ça vous donne le droit de me parler dans ce jargon administratif incompréhensible ?
Prochaine absence, sanction.
Un homme de l'utile réagit. Prend conscience que l'évanescence a trop duré, et qu'il faut tout changer. Il éteint l'ordinateur, il coupe la radio, il ouvre les classeurs, il range l'appartement, il retape sa vie. Le futiliste reste dans le continu. Parce que pour lui, donc pour moi, le changement est néfaste. Ce sont les faibles qui changent, qui sont incapables de se fixer. Moi, je me fixe, je reste posé sur mon socle, indétrônable. Dans l'absolu, prendre fièrement la pose sur la ligne de départ pendant que les autres entament le sprint final. C'est donc la cohérence qui prédomine, avec le sentiment que l'on va s'en sortir quoi qu'il arrive.

Je passe mon temps à ne rien faire. Je suis le roi de l'Internet, je suis le roi des jeux en ligne. J'ai une petite amie, Aurélie, avec qui je passe toutes mes soirées au téléphone car elle habite loin. Aurélie me réprimande toujours sur ma nonchalance, mais j'ai la conviction au fond de moi que cela va changer un jour, alors je laisse dire. On raccroche car elle doit se coucher, et ma nuit commence. Jeu, jeu, jeu, tue, îles... Je conjugue l'héroïque fantaisie à la perfection. Pour ce qui est des lendemains difficiles où le réveil ne sonne pas, je passe voir un médecin qui me prescrit des médicaments que je ne prends pas pour soigner une maladie que j'ai inventée.
Mais j'en ai eu marre de voir des médecins pour justifier mes absences. J'en ai déjà vu trois différents. Et le processus est fatiguant. J'ai la chance d'habiter en hauteur, dans une rue assez venteuse. Les jours de justification, je passe à l'action et ouvre grande la fenêtre. L'arrière-saison n'est pas encore arrivée, et les matinées sont fraîches. Juste de quoi attraper un bon rhume pour passer chez le médecin. Il faut me voir enlever un vêtement, puis deux, à l'air libre, pour être bien sûr d'attraper une maladie. Désopilant.
J'ai donc une idée. Je me saisis de mon ordinateur-à-tout-faire, et j'écris un faux certificat médical. Ici encore, il faut me voir comparer celui que je vais faire avec l'ancien, en mesurant la distance entre chaque ligne en la reproduisant à l'identique. Un code écrit sur le côté. Le respecter à la lettre, l'inclinaison, l'espacement, la police. La bonne police... Une qui ressemble. Celle-ci fera l'affaire. Je les ferai imprimer au cyber café à Paris, comme ça je suis sûr qu'ils ne verront rien.

J'enfourche donc mon vélo, armé de mon courage et de mon baladeur. Enfin, j'enfourche mon nouveau vélo, offert par mon frère, Firmin. Je me suis fait voler l'autre le jour où j'ai séché les cours pendant dix jours... Dans les oreilles, une chanson de Jeanne Mas, En rouge et noir. Je me plais à remarquer que, ce jour là, je me suis mis du gel coloré rouge sur les cheveux. J'aperçois donc l'école, avec un grand sourire, la mélodie et du gel Vivelle cuivré dans la tête.
Arrivé là-bas, panique à bord. Je dois rendre un devoir dans une heure. La liste des noms des devoirs à rendre est fixée depuis mercredi, mais je n'ai pas vu l'école depuis ce jour. Je bafouille des phrases et des chiffres sur un morceau de papier emprunté à un copain généreux que j'ai promis de remercier en temps voulus, et j'expédie mon plagiat personnel dans le casier de l'enseignant.
Les cours commencent donc. Vous trouvez cette histoire très scolaire, on se croirait dans American Pie. C'est normal, vous dis-je, je suis un petit étudiant dans une grande école. De quoi voulez-vous que je parle d'autre ? Il ne se passe rien dans ma famille, dans mon travail, ni dans ma maison. Alors on suit l'enseignante qui enseigne, on écoute les élèves attentifs qui s'élèvent en attendant, et on rit des retardataires qui arrivent à l'heure. 

Quelques minutes plus tard, une membre de l'administration m'interpelle discrètement, me demandant de la suivre au bureau de la directrice. J'en connais la raison. La fameuse dernière quinzaine. J'entre donc une fois de plus dans mon avenir proche à préparer. Je travaille sur mon expression du visage. Je dois avoir l'air fatigué, car j'ai travaillé, donc je prends un stylo sur moi. Les sourcils froncés, car cette interruption de cours me dérange. Le couloir jusqu'au bureau est court, alors penser vite. Choisir une solution, et une seule. Je n'ai pas le temps d'en penser deux, alors je me fie à la première qui me vient à l'esprit : le solennel. A peine le pied posé dans le bureau de la directrice, je prends ma voix de malheureux fatigué et j'envoie : << Si c'est pour la semaine dernière, j'ai une justification ! >>. Avec le regard vague. En ce moment, le regard doit être vague. C'est d'aileurs le meilleur regard à avoir, puisqu'il exprime à la fois la confusion du moment, l'incompréhension et la révolte face à ce rendez-vous directorial inopiné, et une nouvelle fois, la fatigue exténuante du travail dominical. Parfait. J'ai 100 %, mon rouleau compresseur est en marche.
<< Je sais, assieds-toi. >> Quatre mots qui écrasent mon rouleau compresseur comme un minuscule légume. Un petit pois, voilà. J'ai eu un Panzer de chez Bonduelle.
Elle sait ? Mais alors, pourquoi cette convocation? La justification ne lui suffit pas ? Automatiquement je prépare l'avenir, trouver un autre bulldozer, dire qu'il y a une autre justification que j'allais fournir dans la journée. C'est périlleux, mais c'est tout ce que j'ai. Mais l'usine a fermé ce lundi, et il faut croire que les tanks, bulldozers et autres machines de guerre verbales ne sont plus disponibles de mon côté.Quelques secondes plus tard, le directeur arrive. Le grand patron de l'école, celui qu'on ne voit qu'une fois dans sa vie. A la fin, quand on est tous en costume trois pièces autour d'un gala, et qu'on est tous devenus ingénieurs, qu'on arbore des contrats mirobolants et des sourires mirobolants eux aussi. Mais surtout : à la fin. Tout cela me passe par la tête, et pour le coup, pas besoin d'ouvrir tout grand une fenêtre pour que, ce lundi 12 mars à 14h15, la tête commence sérieusement à me tourner. 
Une autre tête, celle de l'école, me parle, mais étrangement, je n'écoute rien de ce qu'elle me raconte. Je ne pense plus qu'à une chose. C'est terminé. C'est la fin, je ne sais pas comment, ni pour quelle raison, mais tu es dégagé d'ici. Aujourd'hui, c'est ton dernier jour dans cette école. Demain, tu ne seras plus un étudiant. Il n'y aura pas de semaine 25 dans l'emploi du temps. Je ne sais pas de combien de manières différentes j'ai remué ça dans l'esprit, mais c'était clair comme de l'eau de roche bien avant que les fioritures typiques des patrons viennent annoncer la nouvelle. Evidemment, ils avaient vu que le justificatif était un faux, et le médecin avait porté plainte, et on ne nous arnaque pas comme ça, jeune imprudent. 
On me demande d'aller faire un tour, le temps de remplir les papiers nécessaires. L'externum, comme j'aime à l'appeler. Mais je veux être encore celui qui va étonner, qui va éblouir, et je ne pleure pas. Je force un calme très posé, et au fond de moi, j'espère que tout cela va impressionner, qu'on se dira qu'il a un mental d'acier, qu'il est vraiment étonnant ce garçon. Colossal. Il est juste un peu plus menteur que la moyenne, c'est tout, un peu plus hypocrite, rien de plus. Je rentre donc dans la salle de classe, le ventre bombé, le sourire jusqu'aux oreilles, mon stylo toujours dans la poche de ma chemise pour faire plus << classe >>. Je me sens alors habité d'un sentiment étrange. Le retour à la réalité. Tant de fois, dans mes idioties de nuits blanches, je l'ai imaginé, cet instant où l'on me montrerait le chemin de la sortie. Et là, on y est. Plus besoin de préparer l'avenir, il n'y en aura plus. Le sentiment étrange est ici: qu'il n'y a rien de prévu ici, qu'on est à la fin d'un concept, à la fin d'une page qu'il faut tourner alors qu'on n'en a lu que la moitié, mais qu'une main paternelle nous force à tourner. Mais on s'aperçoit qu'on n'a rien retenu de la moitié de page que l'on vient de parcourir des yeux, et que deux options s'offent à nous : relire la page, tout recommencer. Va expliquer ça à une Directrice des Etudes qui est en train de t'en écrire une autre, de page, et bien salée celle-ci. Alors on passe à la prochaine page, à la suite, en recollant les morceaux.
Mais je suis un étranger de l'imprévu. Il faut que dans n'importe quelle situation, je sois, où j'aie l'air d'être, dans le haut du panier. << Dans ceux qui gèrent >>, disent les jeunes qui parlent comme des jeunes. Alors, puisque je me trouve dans un amphithéâtre, où des étudiants écrivent, autant écrire. Mais je n'écris pas des lois physiques. Je ne dessine pas des circuits logiques comme il serait gré de le faire.. Et c'est là que je m'étonne moi-même, que je vois déjà un changement. En temps normal, je me dirais qu'il faut partir la tête haute, et je copierai à la lettre le cours, en poussant même le vice jusqu'à poser des questions les plus pertinentes possibles à l'enseignante, et quitter la salle en milieu de cours à la vue de la Directrice s'impatientant, sans dire un mot, le regard vide mais DROIT. Mais je me rends compte que partir la tête haute est déjà absurde. Je suis déjà officiellement parti. Alors j'écris une lettre d'adieu. Il n'y a pas de destinataire particulier, juste ceux qui tomberont dessus quand j'aurai quitté, pour la dernière fois, cette salle de classe, dans cinq minutes. Mais décidément, on voulait me montrer quelque chose ce jour, m'apprendre une leçon, m'enseigner toute la force du réel, et tous les dangers du futile que j'ai tant chéri depuis tant d'années. Et le réel, ici, s'appelle Mohamed. Un étudiant avec qui je faisais tous les travaux collectifs depuis le début de l'année, un << binôme >> dans le jargon. Il se tourne vers moi, sans voir ce que je griboullais, et m'envoie : << ce soir, je reste à l'école pour avancer le projet d'électronique. Viens, on va l'avancer ensemble... >>. Phrase anodine, terriblement terre-à-terre, mais qui m'envoie un coup de poignard en plein coeur. Face à moi, ma pseudo-lettre de rupture, tout droit sortie du contexte d'exclusion, pétrie de toutes les dernières nouvelles et du << je sais, assieds-toi >>. A trente centimètres de là, Mohamed avec son sourire d'étudiant satisfait, attendant une réponse positive de ma part. Mon lampadaire pour éblouir, à ce moment là, explose et se casse en morceaux sur le sol. Les larmes me venant aux yeux, je bâcle la fin de la lettre et je lui lance : << Non, pas ce soir >>. Il est 14h30, et j'entame une action qu'aujourd'hui encore, je ne m'explique pas. Je me lève doucement, fais un tour de salle en serrant la main de plusieurs personnes qui m'étaient chères, salue du regard l'enseignante et quitte la salle, en me contenant toujours. Sortent Mohamed et un autre étudiant, qui avaient visiblement compris le message, mais qui, par force ou par naïveté, voulaient à tout prix changer la décision des directeurs, pour ne pas me perdre, parce que c'est dommage, parce que c'est dégueulasse et parce que tu ne peux pas partir comme ça mon Michaël.
Je leur prie de retourner en classe, il leur reste encore une demi-heure de cours, ils ne doivent pas la perdre à cause de moi. Je salue d'autres amis éphémères, les informe de mon départ, tout en restant très calme. Tout est allé très vite par contre dans cette partie du début de la fin, et mon visa de sortie non échangeable m'a été remis tout aussi rapidement. Je repose mon corps sur mon vélo, avec encore une fois, la pensée que ce sera la dernière fois. Cette fois-ci, alors que le titre En rouge et noir s'affiche toujours sur l'écran du baladeur, le rouge ne se trouve plus seulement à la racine des cheveux, mais dans le visage, jusque dans l'oeil tout entier : les larmes éclatent par paquets que je ne retiens plus. Les quinze minutes de trajet cycliste en deviennent vingt, tant je suis ralenti par ces sanglots qui m'empoisonnent la rétine et la journée.

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Un sentiment très étrange m'envahit quand je rentre chez moi. La première pensée qui me vient à l'esprit est celle d'une horloge. J'imagine qu'il y a deux heures, j'étais dans le même lieu, mais cette fois-ci prêt à partir. Sans me douter un instant, évidemment, de ce qui m'attendait. Je suis dans cette chambre, que j'ai loué à un prix exorbitant faute de temps et de capacité à en avoir : ce lieu où j'ai passé tant d'heures à flaner sur mon ordinateur, à écrire des bêtises, à lire des bêtises et à en penser. Maintenant, c'est le lieu de la bêtise commise mais irréversible, de la défaite face à une voie toute tracée, c'est le spectacle du footballeur qui rate un pénalty. La deuxième pensée, toujours plus lucide, paraît-il, vient pour ma petite amie. Aurélie.
C'est une jeune femme que j'ai aveuglé. Evidemment, je l'ai rencontré sur Internet. Certains aiment à parler de mal du siècle, de manières modernes de rencontrer du monde. Je dirais plutôt que c'est une nouvelle chose, qui est évidemment moderne par progrès technique, mais qui n'a rien à voir avec un mouvement. Ca existe, c'est tout. Ca vient s'ajouter à la liste déjà longue de toutes les possibilités de rencontres fortuites. Et je l'ai peut-être impressionnée, par les phrases extraites de films, de livres, que j'ai recraché. Cette fille est donc ça : une adoratrice de mes reproductions verbales favorites.
Fortuit fut aussi le dernier appel en tant que couple. Car le but était évidemment de rompre cette relation. Sans école, avec la perspective d'avoir dix mille euro à rembourser pour frais de scolarité, les babillages amoureux passent au second rang. Surtout que j'ai commandé une petite amie strasbourgeoise, alors pour le côté service après-vente, on repassera. Il se passe bizarrement beaucoup de temps avant que je me décide à composer son numéro. Deux ou trois heures, pendant lesquelles j'ai un sentiment d'extrême bonheur. J'ai fermé la fenêtre et le volet, j'ai allumé l'ordinateur, j'ai un grand sourire sincère. Je pense que tout ça est fini, que la pression d'une fin d'année ratée n'est plus à l'ordre du jour : l'année scolaire appartient au passé depuis une heure déjà.
Une fois remis de mon extase sensorielle, je décide enfin de prendre une extase sentimentale. J'en ris aujourd'hui, quand je connais la suite des événements, mais ce lundi-là, je m'apprêtais à faire quelque chose qui flirtait avec le masochisme. Je me prépare et, encore une fois, je me met en condition d'éblouissement. Les quelques kilomètres en vélo ont eu l'effet d'une dynamo sur ma lampe intérieure, et le contexte n'y change rien. Pendant les quelques secondes durant lesquelles je compose son numéro, je fais comme des vocalises parlées, j'entraîne ma voix : elle doit être la plus sereine possible. Et ne doit comporter aucune hésitation. Elle décroche très vite. On croirait entendre un appel japonais : les phrases sont extrêmement courtes, il n'y a presque pas de temps entre elles. Je lui laisse une heure pour prendre sa décision, puis je la rappelle : tel est le corps de la conversation.
Et en revanche, cette heure-là pase très longuement. Les jeux sur l'écran de l'ordinateur défilent très vite. Rien ne m'amuse, tout m'angoisse, je réagis très vite à n'importe quelle perturbation. Je me sens écorché vif, le moindre mouvement dans le coin de mon oeil me fait lever de ma chaise. J'arrive à peine à tenir une heure puis j'appelle de nouveau ma future ex. Sans surprise, elle décide d'arrêter là. Ce sont ses prétextes que je ne comprends pas, mais comme toujours dans ce cas, je prends une pelle et j'enfonce dans ma tête ce qui n'y rentre pas pour que ça puisse y rentrer. Et dans ce cas, j'utilise l'argument > pour fabriquer ma pelle.
Me revoilà donc célibataire, comme on dit. Là encore, du temps passe avant que je décide d'informer ma famille de ce qu'il se passe ici à Fontainebleau. Entre temps, j'ai au téléphone une Joséphine qui tombe des nues, qui appelait pour me dire qu'elle avait reçu mon e-mail et qui m'entend dire qu'il n'y aura plus d'e-mails, plus de cours, plus de Michaël. Je me suis surpris à lui demander de quel e-mail elle parlait. L'après-midi touchait à sa fin, et je décidai d'attendre le début de soirée pour annoncer la nouvelle à mes proches. J'entends par là ma mère et mon frère, qui vivaient tous les deux dans le Nord de la France. J'utilise le prétexte économique : c'est moins cher d'appeler mon frère, pour des raisons d'opérateurs.
" Firmin ? C'est Michaël. Bon, je ne vais pas passer par quatre chemins, ça y est, je suis exclu de l'école.
- QUOI ? Mais c'est pas possible, qu'est-ce que c'est que cette connerie ? Je le savais, je le savais ! J'aurais dû parier, j'aurais gagné. Ah, comme disait Baudelaire, souviens-toi que le temps est un joueur avide qui gagne à tous les coups...
- Comment te dire ça... Je ne suis pas prêt encore à le dire à Maman. Laisse-moi un peu de temps, mais je le ferai.
- Okay, okay, no problemo. Bon courage ! "
Au moins, ça me rassurait un peu. Je pleurais davantage de l'avoir dit officiellement à quelqu'un de ma famille, mais je savais qu'à l'instant même, ma mère aurait rappliqué dans la chambre de mon frère et insisterait pour m'appeler dans la minute. Je me conditionnais donc à ça, prendre une voix méchante mais qui souffre, tout un tas d'artifices tous aussi pompeux qu'inutiles. L'histoire ne traina pas pour avancer, et le progrès était représenté par le nom de ma mère sur l'écran du téléphone : sans avoir le temps de prononcer un mot, j'entendis la voix alcoolisée de Maman. Elle avait évidemment appris la nouvelle par mon frère qui était allé lui dire. Elle balbutia en cinq minutes qu'elle avait mal d'entendre ça, qu'elle allait appeler mon école pour faire changer la décision de l'école, que je pouvais appeler ou revenir à la maison quand je voulais, que je n'étais plus son fils et qu'elle me reniait, et enfin qu'elle m'aimait parce que j'étais la chair de sa chair. Pour la première fois depuis longtemps, je me mis à écouter de la musique très fort, ma propriétaire étant absente, je n'eus pas de problème de voisinage, et je hurlai, je criai toute ma colère jusqu'à ce que mon visage se teintât de rouge de honte, de rouge de rage et de rouge de fatigue. Et à ce moment, je rentre dans une sorte de transe mélée de torpeur. Ce qui en ressort, c'est que je ne peux plus voir les choses comme elles sont. Je pose mes yeux sur mon sac, je revois ce même sac emmené à Strasbourg pour y passer quelques jours près d'Aurélie. J'observe l'horizon après avoir rouvert la fenêtre, je ne vois plus les vieilles bâtisses de Fontainebleau, mais des gros blocs de béton que je me force à faire appartenir, déjà, au passé. Je transpire, je visite des sites pornographiques pour me masturber devant mon écran, j'envoie une chanson que je connais par coeur et je la chante à tue-tête, je hurle encore davantage, je sors enfin, pour me mettre à courir, à courir en plein centre ville, sans me préoccuper de mon horloge qui m'a accueilli en ce jour de déroute, et qui affiche bientôt minuit.

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Dernier souffle

Chère Aurélie,

Il est une heure du matin passée. Nous sommes mardi 13. Le treize, ça porte bonheur ou malheur, déjà ?

C'est ma première journée sans Aurélie. Disons de célibat. Première journée sans raison de vivre. Et je dois passer avec cela, à travers le temps.

Les heures sont longues, elles ne sont aujourd'hui que larmes, regrets, et sanglots. Je ne peux plus réprimer ces ardeurs. Ma vie est un gachis, j'ai 21 ans bientot, et tout est déjà fichu. J'ai foutu ma vie en l'air, sans y réfléchir. J'ai sacrifié mon amour sur l'autel de ma bêtise. Aujourd'hui je ne peux concevoir la vie sans toi. Tant de fois tu as illuminé mes yeux, tant de rêves accomplis par un sourire, de paradis crées par un clin d'œil, d'enchantements de l'esprit à travers des échanges de mots ou de baisers.

Tu as été mon premier amour. Tu le resteras, quoi qu'il arrive. Je souffre énormément, et je ne sais pas si je pourrai survivre sans ce qui a animé mes journées, et mes nuits.
Je n'ai pas su t'aimer à ta juste valeur. Je t'ai manqué de respect en permanence. Je n'ai jamais rien fait qui puisse te prouver mon amour. Aucune preuve. Je ne savais pas quoi faire. Mes relations dans le passé m'ont montré qu'il ne fallait pas être expressif dans ses sentiments. Mais comment faire, quand la seule vue de ton visage me transporte, quand le seul son de ta voix me donne envie de chanter, d'écrire des mots d'amour, lorsque la perspective de ta main dans la mienne entraîne une impatience insoutenable. On aurait dû se voir bientôt. Je trépignais rien qu'à cette idée...

Je tiens à m'excuser pour le mal que j'ai pu te faire. J'aurais aimé de donner de l'amour, mais apparemment j'en suis incapable. A présent je dois vivre. Me lever le matin, en trouvant un moyen de me dissuader de passer sous le premier train. Il est prévu que demain, je saute du pont Sully. Vivre sans toi, c'est encore pire que la mort. Ma vie a été un échec, la mort m'ira mieux, sans aucun doute. Je ne sais pas si l'on peut encore me sauver.

Je suis un imbécile. J'ai donné le coup de grâce à notre amour hier. Je sais que tes parents vont me haïr. Je m'excuse aussi auprès d'eux de ne pas avoir été à la hauteur de ce qu'ils pouvaient espérer pour leur fille ainée. Ce sont des parents extraordinaires que tu as là. Tu as une vie merveilleuse. Ne fais pas comme moi, ne gache pas tout par des bétises. Fais les bons choix aux bons moments, et ta vie sera un conte de fées. Tu n'as pas besoin de moi dans cette vie.

Tu trouveras quelqu'un. Un garçon qui t'enchantera, et qui te fera comprendre à quel point j'étais ridicule à côté de lui. J'avais décidé de fixer une loi : si je n'avais pas mon année, on rompait. Et ce fut une erreur. J'ai voulu te montrer que j'étais prêt à sacrifier notre relation pour réussir, je croyais que c'était une preuve d'amour. En fait il s'agissait d'un affront, comme si notre couple était une paire d'as qu'on abat sur un set de poker. Je me suis encore trompé.

Ceci est un appel au secours. Je dois mourir. En tout cas vivre n'est plus dans mes possibilités.
Je vais donc...t'oublier, définitivement, Aurélie. Les larmes se mèlent aux frappes du clavier pour te dire que je t'aime, encore, et pour toujours. Notre amour était impossible car on ne peut pas m'aimer. Je suis un brise-fer, un type qui va tout détruire autour de lui avant de se détruire lui-même. J'attendrai donc, le temps d'essayer de t'oublier. D'oublier ces instants passés, où j'ai tenté de te faire plaisir, et où j'ai ressenti des choses uniques. D'oublier ces heures passées au téléphone à reconnaître à chaque seconde l'amour de sa vie. D'oublier notre couple, ce qu'il a été, malgré tout, quelque chose de fort et constructif. Après ce délai, tu n'entendras plus parler de moi. Je ne lirai plus tes mails, je détruirai tout ce qui t'a appartenu.

Adieu.

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J'envoyai cet e-mail, évidemment, avec le coeur en mille morceaux. Je savais qu'il était débile, que jamais je n'allais me suicider par amour, comme l'a fait mon père. Ou du moins, c'est ce que je crois. Il s'est donné la mort, c'est sûr. Mais la raison en est obscure, et le restera malheureusement.
Mais encore une fois, je cherche à choquer. A éblouir, même avec du noir. Que l'on lise ce message, et que l'on se dise : "Incroyable ! Ce type pense comme ça ! Mais il est vraiment hors normes !" Et qu'on fasse des suppositions, des petites légendes personnelles sur la manière dont fonctionne mon cerveau, et pour en arriver à la conclusion que je suis un surdoué ou un génie.

Je m'endormis cette nuit-là d'un sommeil sans rêve. Les projets de la veille, aussi bien le projet d'électronique que le projet de se jeter du haut d'un pont, étaient devenus de l'histoire ancienne. Je savourais cette nouvelle journée avec un grand sourire, et le coeur léger. Le matin même, j'achetai mon pain à la boulangerie, puis flânai dans Fontainebleau avec toute l'assurance du garçon faisant l'école buissonnière. Rentré chez moi, j'appris que ma mère, dans un état second évidemment, avait appelé l'école. Ses revendications en vrac : me faire réintégrer l'école, m'exonérer des frais de scolarité, et parler au directeur pour lui redire les deux premières. Je fus obligé de revenir par moi-même à la réalité, et de régler le problème par e-mails interposés avec l'école.
J'appris d'ailleurs, dans un de ces courriers, que je devais retirer un papier administratif qui m'aiderait pour la suite de mes études. En bref, une preuve qu'au moins, j'étais arrivé à ce niveau scolaire. Ce fut en rangeant une dernière fois ma chambre que je retrouvai un livre qui m'arrêta net dans mes occupations.
Programmation en C... Tout ce qu'il y a de plus besogneux et banal. Pourtant ce livre, je dois le rendre à l'école en même temps. Hier encore, c'était l'ouvrage que je devais maîtriser, du moins son contenu. Il y avait depuis trois mois que ce livre demeurait sur ma table, et qu'il représentait un sentiment complexe, mélé de culpabilité, d'envie de rire et de crainte. En clair, je me sentais coupable de ne pas avancer dans sa lecture, je craignais que cela ne me portât préjudice par la suite, mais j'en riais car ça me passait au-dessus. Et aujourd'hui, tout a disparu, ou plutôt un autre sentiment complexe est apparu. Ce livre est devenu le symbole de ton échec : une chose qui est sérieuse, qui t'offre toutes les possibilités, mais que tu choisis d'ignorer et de garder pour toi.
Je me rendis donc là où je n'avais plus le droit de me rendre en tant qu'étudiant et je remis au bibliothécaire l'ouvrage en question : allez savoir pourquoi, deux ans plus tard, cet épisode de ma vie a complètement échappé à ma mémoire...


Il fallait quitter Fontainebleau : rester ici n'avait aucun sens, compte tenu des circonstances. A compter de ce jour, j'avais dix mille euros à rembourser. Les échéances tomberaient dans deux ans, certes. Mais mieux valait être prévoyant sur ce coup. Trouver un moyen de gagner de l'argent en dépensant le moins possible. Pour ce qui est de mes revenus, pas de problème : dans un premier temps, je demanderais à passer à temps plein dans mon fast-food d'employeur. Mais je ne pouvais pas continuer à rester ici, trois mois, en trouvant quelque chose à dire à ma propriétaire pour justifier mes horaires changeants de salarié précaire. 
Rentrer au domicile familial fut le choix le plus évident et le premier venu à mon esprit. C'est certain, c'était une régression : je n'y habitais plus depuis presque deux ans, j'y revenais pour les vacances scolaires, et encore. Revenir y habiter consistait à revenir deux ans en arrière. Les gens là-bas me trouveraient changé, qu'importe. Allons-y.
Mais je restai dans ma chambre pendant encore deux semaines, jusqu'à fin mars. Une quinzaine de jours où je ne sortis quasiment pas de chez moi, me gavant d'Internet et d'informatique en tout genre jusqu'à en être dégoûté. La raison à cela est que je voulais à tout prix qu'on ne décelât pas chez moi cette addiction à l'ordinateur. Du moins, je croyais qu'en m'en dégoûtant, ça me soignerait. Là aussi, je me trompai.

Mars, le mois de mon anniversaire, passa donc à une vitesse que seuls les fournisseurs d'accès à Internet peuvent offrir. En quinze jours, j'ai rompu contact avec Joséphine une bonne fois pour toutes, j'ai prévenu ma mère de mon arrivée, j'ai justifié ma prolongation de séjour ici par une simple histoire de mois de loyer déjà payé, j'ai eu Aurélie au téléphone de nombreuses fois et essayé de recoller les morceaux pour qu'elle et moi redevenions amis. Et j'ai mangé, énormément et de tout.

Le 31 mars, mes vingt-cinq kilos d'affaires et moi arrivâmes à Creil. La ville où je suis né. La ville où j'ai grandi du corps sans grandir de l'esprit pendant dix-sept ans. Ni mon frère, ni encore moins ma mère, n'accèptèrent de venir m'aider à Fontainebleau ou à Paris, parce que c'était censé faire partie de ma punition. A l'époque, ma mère ignorait que l'ampleur de la punition allait lui échapper à elle-même au bout de quelques mois à peine.
L'accueil fut moyen, pour ainsi dire. Entre les réconforts maternel et fraternel de voir arriver un membre de la famille, un regard moqueur du frère signifiant "je te l'avais bien dit que tu te planterais", et une expression de dédain en ayant vu la sacoche d'ordinateur que ma main gauche empoignait. "Voilà l'objet de la crise", pensait-on. Si seulement les choses étaient si simples...
Je m'installai dans la chambre aux deux lits, que mon frère occupait seul quand je n'étais pas là, à savoir la plupart du temps. Il en avait profité pour faire quelques aménagements personnels. Contre la fenêtre, on pouvait voir, scotché miraculeusement, un papier volant où une réplique du film "Taxi Driver" avait été réécrite à la main. Dans tous les recoins de la pièce, on trouvait pèle-mêle des jouets de gosses dont on refusait de se séparer, des classeurs d'étudiant redécorés et barbouillés par mon ennuyé et hypokhâgneux de frère, des objets divers m'ayant appartenu et conservés par on ne sait quelle force du temps, et une radio achetée par Maman que l'on laissait peu allumée pour ne pas agacer... Maman, justement. Cette chambre sentait bon la pensée qui se pense elle-même, elle puait à plein nez la fierté mal placée du futur journaliste qui se veut débordant de culture.

L'appartement dans lequel nous vivions était presque vétuste. Des fissures qui semblaient s'accroître de jour en jour ornaient presque tous les plafonds de cette HLM située au quinzième étage. Le voisinage, bête à en être éxécrable, comptait son lot de femmes au foyer vieillies et grossies prématurément par la pauvreté, de jeunes Maghrébins tous identiques aux occupations mystérieuses et illégales, et de bébés trop nombreux portés dans une poche dorsale de fortune créée par leur génitrice.
Je me résignai à vivre là-dedans pour une durée indéterminée, jusqu'à ce que toute cette histoire de sous et d'école s'arrange : je pris sur moi en pensant que plus je travaillerais, moins je verrais tout cela, et mieux je me sentirais. Je n'excluais pas l'idée de récupérer Aurélie un jour, mais l'idée me semblait aussi lointaine que son corps l'était du mien. Alors entre deux rechutes d'informaticophilie, je remuai dans ma tête notre sordide passé sexuel, et je me mis à rechercher de quoi préparer un avenir qui s'annonçait tout aussi glauque.

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